Tu as dit une fois que ton travail consiste à « extrapoler tout jusqu’à son extrême le plus absurde ». Est-ce toujours vrai ?
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C’est l’un de mes travaux. Je suppose que c’était mon travail principal à l’époque. Eh oui, j’aime pousser les choses à leur extrême le plus ridicule parce que c’est là, aux limites, que réside mon genre de divertissement.
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Est-ce frustrant que beaucoup de gens ne comprennent pas ça ?
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Le nœud de la question ▶ est : s’il t’amuse, bien. Profites-en. Sinon va te faire foutre. Je le fais pour m’amuser. Si je l’aime, je le sors. Si quelqu’un d’autre l’aime, tant mieux.
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À quel point est-il important d’offenser les autres ?
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Tu veux dire si je me réveille et je dis : « Je pense qu’aujourd’hui je vais offenser quelqu’un » ? Non, je ne fais pas ça. Je n’écris plus beaucoup de paroles, mais je continue d’offenser les autres avec la musique elle-même. Je compose les accords que j’aime, mais beaucoup veulent des rythmes sur lesquels ils peuvent marcher ou danser ; s’ils essayent de taper du pied sur mes chansons, ils s’emmêlent les pinceaux. Certaines personnes n’aiment pas ça, mais ce n’est pas un problème pour moi.
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Tu as sans doute offensé quelqu’un avec l’affiche « Phi Zappa Krappa ».
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Probablement. Et alors ?
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Et avec certaines de tes pitreries de l’époque des Mothers of Invention, comme le tristement célèbre concours de dégoût.
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Il n’y a jamais eu de concours de dégoût. C’était une rumeur. L’imagination de quelqu’un s’est déchaînée. Une imagination induite chimiquement. Cette rumeur voulait que je sois allé jusqu’à manger de la merde sur scène. Quelqu’un a été terriblement déçu que je n’aie jamais mangé de la merde sur scène. Mais non, il n’y a jamais eu rien ressemblant à un concours de dégoût.
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Selon une autre rumeur, tu as pissé sur le public.
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Je n’ai jamais sorti ma bite sur scène et personne dans le groupe non plus. Nous avions une girafe en peluche, reliée par un tube à un distributeur industriel de crème fouettée. Nous avions mis dessous un pétard. C’est ainsi que nous avons fêté le 4 juillet 1967. Quelqu’un, agitant le drapeau, a allumé le pétard. Qui a fait exploser le cul de la girafe. Un autre mec s’est approché derrière la girafe, a appuyé sur le bouton et lui a fait chier de la crème fouettée sur toute la scène. Ça amusait le public, pour une raison quelconque.
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Donc c’était simplement de la provocation planifiée ?
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De l’art scénique.
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Pour amuser ou juste pour soulager l’ennui ?
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Il y avait aussi un troisième facteur. La crème fouettée tirée du cul d’une girafe était un acte artistique, non ? Nous perpétuions la tradition oubliée de l’art scénique dadaïste. Plus c’était absurde, plus je l’aimais.
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Les titres de tes disques et de tes chansons sont aussi des actes artistiques.
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Eh bien, on doit bien les appeler d’une manière ou d’une autre, alors pourquoi ne pas choisir des noms amusants ?
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Par exemple, « Sandwich au hot-dog grillé » ?
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Je mange toujours des sandwichs au hot-dog grillé. C’est l’une des meilleures choses dans la vie. À tout le moins, c’est un excellent déjeuner. Tu prends un hot-dog casher Hebrew National, le mets sur une fourchette, le grilles sur le feu, l’enveloppes entre deux morceaux de pain, saupoudres un peu de moutarde dessus, le manges et recommences à travailler.
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Tu as aussi utilisé tes chansons pour lancer des attaques politiques. Tu as écrit « Homme à rimes » ▲ à propos de Jesse Jackson. Qu’est-ce qui t’avait mis si en colère ?
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Un article se demandait si Martin Luther King était réellement mort dans les bras de Jesse. Il y a eu des rumeurs selon lesquelles Jackson aurait trempé ses mains dans le sang de King, voire carrément utilisé du sang de poulet, et l’aurait frotté sur sa chemise, qu’il a ensuite continué à porter pendant quelques jours quand il rencontrait la presse. J’ai donc composé cette chanson sur l’idée de communiquer en rimes, comme Jackson le fait habituellement. Ça m’énerve. Je ne dis pas que toutes les idées de Jesse sont mauvaises ; je suis d’accord avec certains d’elles. Mais je ne suis pas sûr que Jesse Jackson soit le meilleur homme pour les mettre en pratique. Dans la fonction publique, je ne veux pas voir de religieux parce qu’ils travaillent pour un autre patron.
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Dans une chanson ▲, tu as aussi attaqué l’ancien Responsable de la Santé Publique C. Everett Koop.
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La chaîne HBO a diffusé quelque chose comme « Le Docteur Koop répond à vos questions sur le SIDA ». Là, je l’ai vu expliquer comment le SIDA était passé du cercopithèque à la population humaine. Il spécula sur un indigène qui voulait manger un cercopithèque et s’est coupé le doigt en le pelant, alors un peu du sang du cercopithèque pénétra dans son sang. Et un instant plus tard, il y a eu cette transmission sanguine de la maladie. Je veux dire, c’est une putain de connerie. C’est tout comme dans les contes de fées des frères Grimm. Et Koop ressemblait beaucoup à un personnage de dessin animé, avec cet uniforme et tout ça. Avant Ronald Reagan, avons-nous jamais vu un Responsable de la Santé Publique déguisé comme le type dans les bandes dessinées Katzenjammer Kids ?
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À cause de chansons comme « Ronron de Dinah Moe » (« Je te parie quarante dollars que tu n’arriveras pas à me faire jouir » ▲), « Il est très gay » ▲ et bien d’autres, tu as été accusé d’être sexiste, misogyne et homophobe.
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Certains ne comprennent pas l’ironie. En général, j’ai été un ennemi commode et, en m’attaquant, ils pouvaient gagner en visibilité pour leurs causes. Mais je ne suis pas antigay. Quand Ross Perot a annoncé sa candidature à la présidence, je voulais qu’il choisisse Barney Frank comme candidat à la vice-présidence. C’est l’un des représentants les plus admirables au Congrès. C’est un excellent modèle pour les jeunes gays.
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Mais tu as été critiqué pour « Bobby Brown taille une pipe » ▲ et « Il est très gay » ▲.
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Mais, tu vois, d’une certaine manière, je suis journaliste. J’ai le droit de dire ce que je veux sur n’importe quel sujet. Si tu n’as pas le sens de l’humour, tant pis pour toi.
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C’est ce que tu as dit quand tu as été attaqué par la Ligue d’Anti-Diffamation pour « Princesse juive » ? ▲
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Ils voulaient convaincre tout le monde que les princesses juives n’existent pas mais, je suis désolé, les faits parlent d’eux-mêmes. Ils m’ont demandé de m’excuser et j’ai refusé. J’ai toujours leur lettre épinglée au mur. Ils ont fait des vagues, mais c’était une tempête dans un verre d’eau. Ils voulaient faire croire que dans le monde du rock, il y avait cet antisémite enragé qui ternissait la bonne réputation de tous les juifs. Enfin, ce n’est pas moi qui ai inventé l’idée des princesses juives. Elles existent, alors j’ai écrit une chanson à leur sujet. Ils ne l’aiment pas, et alors ? Il y a aussi des princesses italiennes.
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Y a-t-il une logique derrière les sujets que tu choisis d’attaquer ?
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Tout ce qui me met en colère à ce moment-là. J’aime les choses qui fonctionnent. Si quelque chose ne fonctionne pas, la première question qu’on doit se poser est : pourquoi ? S’il ne fonctionne pas et qu’on sache pourquoi, alors on doit se demander : « Pourquoi personne n’intervient ? ». Le gouvernement, pour commencer. La plupart des institutions. Le système scolaire du Pays est parti en couille.
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Parti en couille dans quel sens ?
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Les écoles sont inutiles parce que les livres sont inutiles. Ils sont toujours au niveau de George Washington et du cerisier et « Je ne peux pas mentir ». Les livres ont tous été purgés par des commissions qui subissent des pressions de la part de groupes de droite pour que tous les aspects des livres d’histoire soient cohérents avec le point de vue crypto-fasciste. Quand tu envoies tes fils à l’école, ils trouvent ça. Tes fils se voient présenter ces documents, produits par une industrie de plusieurs milliards de dollars, qui sont absolument faux. La tête des garçons est bourrée de tant de non-faits que, à la sortie de l’école, ils ne sont absolument pas préparés à faire quoi que ce soit. Ils ne savent pas lire, ils ne savent pas écrire, ils ne savent pas penser. Parlons de maltraitance des enfants. Le système scolaire américain dans son ensemble peut faire ça.
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As-tu trouvé des écoles alternatives pour tes fils ?
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En Californie, on peut retirer les fils de l’école à 15 ans, s’ils passent un test d’équivalence, alors nos trois premiers fils se sont retirés. Diva a encore deux ans à faire.
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Avant leur retrait, comment as-tu géré ça ?
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Nous les avons envoyés dans des écoles publiques et des écoles privées, en avant et en arrière, essayant de trouver la meilleure éducation possible pour eux.
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Indépendamment de ce qu’ils ont appris à l’école, ils recevront sans aucun doute une éducation chez vous.
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Il y a certainement des stimuli chez nous. Ils rencontrent beaucoup de gens du monde entier et de nationalités, races et expériences professionnelles différentes. Nos fils ne sont pas enfermés dans une chambre.
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Est-ce que la perspective que tu leur as donnée les a préparés à ces mauvaises écoles ?
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Elle leur a causé des problèmes parce que quand ils ont comparé le monde réel dans cette maison à ce qu’ils vivaient comme le monde réel à l’école, il était très différent. Parfois leurs amis pensent qu’ils sont bizarres. Cependant, leurs amis aiment passer leurs soirées chez nous.
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Les professeurs étaient-ils horrifiés ?
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Certains d’entre eux. Ils ont eu quelques professeurs qui étaient formidables. L’une d’eux aurait pu enseigner à lire à un âne. Elle a été licenciée parce que n’était pas mexicaine. L’école avait des quotas ethniques et elle en était en dehors.
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Si Tipper Gore a raison, et que l’exposition à un monde non censuré soit nuisible pour les gars, tes fils devraient être des monstres.
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Mes fils vont bien. Je les aime beaucoup et apparemment ils nous aiment. Ils ne prennent pas de drogues. Ils ne boivent pas. Ils ne mangent même pas de viande.
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Qu’as-tu dit à tes fils au sujet de la drogue ?
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Je leur ai juste dit : « À la télévision, vous voyez des exemples de gens dérangés par la drogue et vous devez juste regarder ces connards ». Ils ont compris. La meilleure chose qu’on puisse faire pour les gars est de leur permettre de comprendre les choses. J’utilise une méthode de récompense de risque. L’un de mes fils vient me voir et me dit qu’il ou elle veut faire quelque chose. Si je ne pense pas que ce soit une bonne idée, je dis non. S’ils peuvent, avec la logique, me convaincre que j’ai tort, ils peuvent la faire.
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Tu vas créer ton pire cauchemar : une maison pleine d’avocats.
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Je ne pense pas que nous devrions nous inquiéter qu’aucun d’eux ne devienne avocat. Mais ça aide à développer les compétences de raisonnement et de communication - on pourrait même les appeler compétences de vente - pour faire rapidement et efficacement ce que tu veux. Je ne pense pas que ce soit nocif. Regarde l’alternative : ils pourraient piquer des crises ou casser des choses ou se servir des subterfuges. Nous n’avons pas beaucoup de problèmes de crises ou de subterfuges. Je considère les garçons comme de petites personnes. Les petites personnes ont certaines ressources et certaines responsabilités. Ils sont nés avec une imagination illimitée. Ils sont nés sans peur ni préjugés. D’un autre côté, ils n’ont pas les compétences pratiques pour faire les choses des adultes. Mais si tu les traites comme des personnes, ils apprendront. Si tu les considères comme tes petits biens précieux et tu veux les façonner et les transformer en ce que tu t’imagines pour eux, ça entraînera des problèmes.
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Tu n’acceptes évidemment pas la thèse selon laquelle on doit donner aux fils quelque chose contre quoi se rebeller.
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Eh bien, mes fils ont surement décidé de ne pas grandir comme moi. Ils ne fument pas. Ils ne mangent pas de hamburgers ni de bacon. Ils trouvent leur chemin seuls. Je veux juste leur éviter des ennuis et m’assurer qu’ils peuvent atteindre l’âge adulte avec des compétences revendables et la possibilité d’une vie heureuse à leur manière. Je ne veux pas qu’ils soient comme moi ou comme Gail. Ils devraient être comme eux-mêmes. Et ils devraient être équipés autant que possible pour être eux-mêmes. En tant que parents, nous devons tout faire pour qu’ils soient eux-mêmes, afin que quand ils affronteront le monde, ils puissent garder leur identité et, en même temps, survivre.
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Ça aurait-il été différent si vous les aviez appelés Sally ou John ?
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C’est leur nom de famille qui leur entraîne des problèmes.
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Comment ?
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Je suis considéré comme bizarre. Quand quelqu’un te traite de bizarre, alors tout ce que tu touches devient bizarre. D’un autre côté, ils aiment être bizarres.
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Et ce sont leurs noms qui les distinguent, pour ceux qui ont des doutes sur leur nom de famille ?
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Je veux qu’ils soient différents. Je sais que les gars de ces écoles-là ne seront jamais différents parce qu’ils ont peur d’être différents. Mais mes fils sont génétiquement différents, alors ils pourraient même être différents à tous égards.
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Chastity Bono a dit un jour à un journaliste à quel point son nom était horrible. Elle a dit que quand elle s’est plainte, Sonny lui a rappelé : « Sois reconnaissante que nous ne t’avons pas appelée Dweezil ». L’un de tes fils a-t-il déjà menacé de changer de nom ?
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Non. Je pense qu’ils les aiment, même si tu devrais leur demander à eux. Nous nous entendons tous bien. De nos jours, ça semble être une chose rare dans une famille. La famille elle-même est une chose évanescente. Dans les années quatre-vingt-dix, avoir une famille et des membres de la famille qui s’aiment, c’est presqu’un miracle. C’est un comportement mutant. Je veux dire, ils crient et se crient dessus comme tous les autres gars. Mais la plupart du temps, ils jouent ensemble.
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Comment as-tu rencontré Gail ?
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Elle travaillait au Whisky a Go Go à Los Angeles. J’ai eu un coup de foudre pour elle.
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C’est vrai que tu ne lui as pas donné d’alliance ?
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Je n’en avais pas, alors quand nous nous sommes mariés, j’ai épinglé un stylo à bille sur sa robe. C’était une robe de grossesse parce qu’elle était enceinte de neuf mois.
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De nos jours, particulièrement dans ta profession, un mariage de vingt-cinq ans est rare. Pourquoi le vôtre a-t-il duré ?
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Nous sommes tous les deux occupés avec nos propres affaires. Elle sait y faire avec ce qu’elle fait, et dans son domaine je la laisse faire. Je passais tellement de temps sur la route qu’à la fin des tournées nous étions toujours heureux de nous revoir. En outre, je pense que nous nous plaisons.
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Y a-t-il beaucoup de musique chez vous ? Quelle musique tes fils écoutent-ils ?
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Quand Ahmet était en sixième, il aimait « Fiddler on the Roof » et « Oliver ! ». Il a récemment découvert Hoagy Carmichael et Johnny Mercer. Diva aime la musique rap dans toutes les langues. Moon aime les choses axées sur la danse. Dweezil aime toutes les choses avec une guitare.
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Aimes-tu sa musique ?
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La meilleure chose, à mon avis, c’est sa musique instrumentale, techniquement elle est très difficile ; les rythmes et les intervalles sont compliqués et son exécution est impeccable.
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Et toi ? As-tu perdu tout intérêt pour le rock & roll ?
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Mon intérêt principal est la composition : avoir une idée et l’exprimer de manière que les autres puissent l’écouter.
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À quel point la technologie a-t-elle changé ta musique ?
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Sans ordinateur, je serais toujours à la merci des musiciens qui jouent ma musique. Je serais aussi à la merci des organismes gouvernementaux et civiques qui financent les spectacles.
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Après ta dernière tournée, tu as dit que tu n’en ferais plus.
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Eh bien, je ne pourrais pas me le permettre. J’y ai perdu 400 000 dollars et je ne veux pas répéter cette expérience.
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As-tu déjà manqué la…
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La vie rock & roll ? Non.
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Qu’en est-il de la performance ?
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Un petit peu. De temps en temps, il me prend l’envie de jouer de la guitare, mais je m’arrête quand je pense à tout ce que je devrais endurer pour le faire. L’impulsion recule.
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Est-ce particulièrement gratifiant d’obtenir des engagements comme ce du Festival de Francfort l’année dernière ?
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C’était une chose très spéciale. C’était une soirée entière de ma musique, dans le cadre d’une semaine entière de ma musique, avec des pièces nouvelles et anciennes. Elle a été jouée à Francfort, Berlin et Vienne.
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As-tu une théorie expliquant pourquoi ta musique a eu plus de succès en Europe qu’en Amérique ?
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Les Allemands, en particulier, ont toujours encouragé les nouvelles compositions. Ils ont aussi une solide tradition contemporaine de musique moderne, la financent et la jouent régulièrement.
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Ton objectif a-t-il toujours été de faire de la musique classique ?
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C’est là que j’ai commencé. Je n’ai pas écrit du rock & roll avant mes vingt ans, j’avais plutôt commencé à écrire d’autres types de musique. Je ne pouvais pas la jouer, je pouvais seulement l’écrire.
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D’où venait ton intérêt ?
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J’aimais l’image de la musique sur le papier. J’étais fasciné par le fait que les notes pouvaient être vues et que quelqu’un qui comprenait leur fonction pouvait les lire et en tirer de la musique. Ça me semblait un miracle. J’ai toujours été intéressé par le graphisme et pendant mes années d’école, j’utilisais la plupart de ma créativité pour faire des dessins. J’avais un stylo Speedball et une boîte d’encre Higgins India et des pentagrammes et, putain, je pouvais y dessiner dessus.
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Il s’agissait à l’origine d’une image, pas d’un son ?
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Oui. Et puis j’ai trouvé quelqu’un pour la jouer. Quand j’étais petit, je suis allé aux funérailles de ma grand-mère et j’étais assis là-bas en regardant les bougies. Le chœur chantait et quand ils chantaient une note, les flammes y réagissaient. Je ne savais pas pourquoi. J’étais un petit enfant ; que diable savais-je de la physique ? Mais c’était la manifestation physique d’un son. Je m’en souviens ; je l’ai mémorisé pour voir ce que je pourrais en faire plus tard. À partir de là, on peut comprendre à quel point je m’ennuyais à ces funérailles.
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Tes parents jouaient-ils de la musique ?
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Non. Nous avions un environnement familial fort peu enclin à la musique.
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Ton père gagnait sa vie en travaillant avec des gaz toxiques. Comprenais-tu les implications ?
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Ouais. Je l’ai pris comme une donnée de fait et c’est tout. À l’endroit où nous vivions, nous étions obligés de garder des masques à gaz sur le mur, au cas où les réservoirs se seraient brisés, parce qu’ils étaient mortels. En y repensant, si ces réservoirs s’étaient brisés, ces masques à gaz ne nous auraient pas sauvés.
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À quelle distance étaient les réservoirs ?
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Il y avait des réservoirs de gaz moutarde près de la caserne militaire où nous vivions. Cette merde était juste en bas de la rue. À l’entrée nous avions un porte-manteau avec le masque de papa, le masque de maman et le masque de Frank. Je portai toujours le mien. C’était mon casque spatial. Il y avait une boîte au bout du tube qui contenait le filtre et je me demandais toujours ce qu’il y avait là-dedans. J’ai pris un ouvre-boîte et je l’ai ouverte pour voir comment il fonctionnait. Mon père est devenu furieux quand je l’ai ouverte parce que je l’avais cassée et il aurait dû m’en prendre une autre, ce qu’il n’a jamais fait. J’étais sans défense.
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Tes parents étaient-ils religieux ?
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Assez religieux.
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Église et confession ?
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Oh ouais. Ils me faisaient y aller. Ils ont aussi tenté de me faire aller dans une école catholique. J’y suis resté un temps très court. Quand le pingouin m’a menacé avec une règle, je suis parti de là.
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Donc tu étais têtu.
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Ouais. Mais jusqu’à mes dix-huit ans, j’ai continué d’aller régulièrement à l’église. Puis soudain, une ampoule s’est allumée dans ma tête. Toute cette morbidité et discipline insensées étaient nulles : celui-ci saignait, celui-là était douloureux et pas de viande le vendredi. C’est quoi cette merde ?
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L’irrévérence et la provocation de ta musique sont-elles une réaction au fait d’avoir été un bon gars catholique ?
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Eh bien, je pense que je n’aurais pas pu faire ce que j’ai fait si je n’avais pas échappé à l’esclavage d’être un croyant dévot. Pour être un bon membre de la communauté religieuse, tu dois, en substance, arrêter de penser. L’essence du christianisme nous est racontée dans l’histoire du Jardin d’Éden. Le fruit défendu était sur l’arbre de la connaissance. Le sous-entendu est : toutes vos souffrances dérivent d’avoir voulu découvrir la réalité. Vous auriez pu toujours être dans le Jardin d’Éden, si vous aviez gardé votre foutue gueule fermée sans poser de questions.
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La fin de ta religiosité a-t-elle coïncidé avec ton entrée dans le rock & roll ?
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C’était à peu près à la même époque. J’étais assez isolé. Il n’y avait pas d’événements culturels à Lancaster. On ne pouvait même pas aller à un concert. Il n’y avait rien.
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As-tu été tenté par les drogues ?
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J’ai juste eu à observer ceux qui les utilisaient et ça m’a suffi. Ils faisaient des choses terrifiantes et pensaient que c’était génial. Puis ils se disputaient sans cesse à ce sujet avec tous ceux qui avaient pris la même drogue. J’ai essayé la marijuana et j’ai attendu qu’il se passe des choses. Elle m’a fait mal à la gorge et rendu somnolent. Je les ai regardés et j’ai dit : « Pourquoi ? ». Je ne veux pas faire comme Bill Clinton et dire que je ne l’ai jamais inhalée. Je l’ai inhalée. Je ne pouvais pas comprendre quel était son grand attrait. J’aimais beaucoup plus le tabac.
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As-tu été impliqué dans d’autres aspects de la contre-culture ?
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Pour en faire partie, tu devais accepter l’ensemble du paquet des drogues. Tu devais ‘avoir expérimenté’ au sens de Jimi Hendrix du terme. Et tous ceux que je connaissais qui ‘avaient expérimenté’ étaient sur le point de devenir des zombies.
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Ça te dérangeait-il que ton public fût, la plupart du temps, défoncé ?
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Le pire pour moi était que je n’aimais vraiment pas l’odeur de la marijuana. Je devais aller dans des endroits enveloppés de cette ✄ brume pourpre et y travailler pendant deux heures. Ils avaient le droit de faire ce qu’ils voulaient pour autant qu’ils ne me renversaient pas avec la voiture pendant qu’ils étaient défoncés.
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Mais c’était toi, avant Nancy Reagan, qui as dit que les drogues étaient stupides.
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L’une des raisons pour lesquelles nous n’étions pas très populaires à l’époque, c’était parce que je disais ce que je pensais des drogues.
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Te sentais-tu comme un étranger ? À l’époque, toutes les autres grandes stars du rock étaient sûrement…
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Des camés. Non seulement les musiciens mais aussi ceux qui travaillaient pour les groupes. Les gars de mes groupes qui voulaient consommer de la drogue ne pouvaient pas le faire parce que ça signifiait être viré. J’étais mal vu pour ça. Quant aux rock stars, si tu les connais, tu sais qu’elles ont très peu de choses en tête. Je n’ai jamais eu une grande envie de traîner avec eux.
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N’étais-tu pas intéressé par aucun des grands de l’époque ? Dylan, Hendrix, les Stones ?
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Les meilleures choses que Hendrix a faites ont été les premières, quand il était très vigoureux et brutal. Mon morceau préféré de Jimi Hendrix était ♫ « Trouble maniaco-dépressif ». Plus sa musique devenait expérimentale, moins elle devenait intéressante et robuste. Quant à Dylan, « Autoroute 61 Revisitée » était très bon. Puis il y a eu « Blond sur Blond » et ça a commencé à ressembler à de la musique de cowboys, et tu sais bien ce que je pense de la musique de cowboys. J’aimais les Rolling Stones.
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Est-il vrai qu’une fois Mick Jagger a arraché une écharde de ton gros orteil ?
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Ouais. Il est venu chez moi et je boitais à cause d’une écharde, alors il l’a arraché. Bonne histoire, hein ? J’aimais son attitude et l’attitude des Stones. Mais, en fin de compte, leur musique était jouée parce que c’était un produit. C’était de la musique pop faite parce qu’il y avait une maison de disques qui attendait des disques.
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Est-ce pour ça que tu as lancé Straight Records ?
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Je pensais naïvement que s’il y avait un lieu pour du matériel non standard, il trouverait un marché. Mais il a échoué parce qu’il était indépendant et avait une distribution indépendante. Nous avons perdu tout un tas d’argent. Donc la seule façon de créer vraiment un label indépendant est de le distribuer à l’aide d’une grande maison de disques qui a un nom auprès les détaillants.
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Comment vont tes labels actuels, Barking Pumpkin et Zappa Records ?
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Nous avons un cercle fidèle de fans dans plusieurs Pays. Bien que les chiffres des ventes mondiales ne soient nulle part comparables à ceux des albums sortis par les grandes rock stars, ceux qui aiment ce que nous faisons en sont ravis. Ça te donne un certain poids auprès les maisons de disques. Tu es à la remorque d’une distribution importante, mais tu continues de contrôler ce que tu fais. Depuis que j’ai mon propre label qui a le contrôle des bandes originales, ce que je gagne par disque - comme rapport entre l’artiste et la maison de disques - est considérablement plus grande. Je peux vendre trois disques et rester sur le marché.
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Qu’est-ce qui t’a poussé à former ton premier groupe, les Blackouts ?
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Il n’y avait pas de rock & roll à Lancaster, à moins de l’écouter sur les disques. La plupart des ceux qui aimaient le rhythm & blues n’étaient pas les fils blancs des producteurs de luzerne ou des fonctionnaires de l’armée qui vivaient là-bas. Il y avait quelques Mexicains et beaucoup de Noirs, et ils aimaient cette musique. J’ai donc commencé ce groupe racialement mixte qui aimait jouer de la musique de ce genre. Comme tout autre groupe de garage, nous avons eu du mal à comprendre comment elle devrait être jouée. Il n’y avait pas de manuels.
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Jouiez-vous aux bals du lycée ?
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Non, ils ne nous l’auraient pas permis. J’ai dû organiser mes propres événements. Une fois, nous avons loué le Club de Femmes de Lancaster pour une danse. Quand les autorités ont appris qu’il allait y avoir une danse rock & roll dans leur petite communauté de cowboys, m’ont arrêté à six heures du soir pour errance. J’ai passé la nuit en prison. Je venais de sortir d’un film pour ados. Mais, de toute façon, la danse a été annulée.
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Ce groupe est-il devenu les Mothers of Invention ?
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Ce n’était qu’un groupe de lycée. Après avoir terminé le lycée et déménagé, j’ai joué dans d’autres types de concerts, comme un court passage avec Joe Perrino & The Mellotones. Nous ne pouvions jouer qu’un seul morceau de twist par soir. Le reste était « Joyeux anniversaire », « La valse de l’anniversaire » et tous les morceaux traditionnels. Je portais un petit smoking, et grattais les accords, ennuyé. J’en ai eu marre, j’ai mis la guitare dans l’étui, je l’ai mise derrière le canapé et je l’ai laissée là pendant huit mois. J’ai trouvé un travail en tant que concepteur de cartes de vœux et j’écrivais de la musique de chambre comme passe-temps. J’ai rencontré quelqu’un qui connaissait un mec nommé Paul Buff qui avait un studio. J’ai commencé à travailler là-bas. J’ai rencontré Ray Collins, qui jouait avec les Soul Giants le week-end. Il s’était battu avec le guitariste. Ils avaient besoin d’un remplacement rapide pour le guitariste, alors il m’a appelé. Ça m’a engagé sérieusement et j’ai appris combien il est difficile de gérer un groupe, surtout quand on tente, sans argent, de monter une offre musicale hors norme. Tu essayes de convaincre les musiciens que ça vaut le coup, mais au fond de son cœur chaque musicien de rock rêve d’être le quatrième membre des Cream ou le dix-huitième des Beatles. Quoi qu’il en soit, ce groupe-là est devenu les Mothers.
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Ainsi appelé pourquoi ?
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Je ne sais pas. Nous avons choisi le nom le jour de la Fête des Mères.
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Considères-tu ça comme le bon vieux temps ?
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Je le considère comme le vieux temps. Mais on s’est amusé.
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Comment était la scène musicale ?
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Plutôt extravagant. C’était l’époque de tous ces groupes des années Soixante, parmi lesquels les Jefferson Airplane, Paul Butterfield et Johnny Rivers. Nous avons été la première partie de Lenny Bruce au Fillmore West en 1966. Je lui ai demandé de signer ma carte de précepte, mais il a dit non.
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C’était quand tu t’es disputé avec John Wayne ?
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Ouais. Il est arrivé ivre mort à un spectacle. Il m’a vu, s’est tourné vers moi et m’a dit : « Je t’ai vu en Égypte et tu étais génial… et puis tu m’as bouleversé / tu me l’as sucée ! » Sur scène, j’ai dit : « Mesdames et messieurs, c’est Halloween et nous aurions dû avoir des invités importants ce soir - comme George Lincoln Rockwell, chef du parti nazi américain - malheureusement, nous n’avons que John Wayne ». Il s’est levé, a marmonné quelque chose et ses gardes du corps m’ont dit que je ferais mieux de baisser d’un ton.
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Il y avait d’autres personnages, comme Cynthia Plaster Caster. Parle-nous d’elle.
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Eric Clapton me présenta les Plaster Casters. Elles avaient tous ces moulages de bites de gens comme Jimi Hendrix. L’une d’elles mélangeait le plâtre pour faire un moulage et l’autre taillait une pipe au garçon. Elle retirait sa bouche de la bite du garçon, puis l’autre claquait le moulage dessus. Nous refusâmes d’être immortalisés, pour ainsi dire.
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Pendant ces années-là, les Mothers étaient célèbres pour être un groupe qui travaillait dur. Vous étiez toujours en tournée.
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On a joué partout. Comme quand nous étions à Montréal, où nous jouions dans un club appelé New Penelope, il faisait trente degrés au-dessous de zéro. Nous marchions de notre hôtel au club et au moment où nous nous mettions au travail, le mucus était littéralement congelé dans nos nez. Les instruments à vent devenaient tellement froids que quand tu essayais de les jouer, tes lèvres et tes doigts s’y collaient. Nous ne pouvions pas les jouer jusqu’au moment où ils étaient réchauffés. Il était assez primitif. Si nous n’avions pas vécu ça, nous n’aurions pas conçu certains des numéros de participation du public et de punition du public les plus dérangés que nous faisions à l’époque.
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Punition du public ?
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La question était devenue : jusqu’où iraient-ils ? Qu’aurions-nous pu faire faire au public ? On aurait dit que la réponse était : n’importe quoi. Nous prenions quelqu’un et lui disions : « Enlève tes chaussures et tes chaussettes, tiens tes chaussettes dans ta main et lèche-les pendant que nous jouons ». Tout ce que nous pouvions penser. Pour autant que celui à qui l’on demandait de faire quelque chose soit sur scène, il le faisait. Les autres dans le public se moquaient de ceux qui faisaient les choses les plus absurdes, mais en même temps ils pensaient : « Moi aussi, je pourrais le faire ! Il pourrait être moi ! ».
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Dans un théâtre de New York, qui était autrefois un cinéma porno ou un truc comme ça, il y avait une cabine de projection de l’autre côté de la scène. Nous avons fait passer un câble de là à la scène. Nous avons monté des poulies. Pendant le spectacle, notre batteur, Motorhead, était chargé de suspendre des objets au câble et, à l’improviste, de les faire descendre. Quand un objet atterrissait sur scène, quel qu’il soit, on improvisait dessus. Une fois, il a envoyé une poupée sans tête, en levrette. Elle a survolé le public, filant vite comme une apparition par-dessus de leurs têtes, et s’est écrasée sur le poteau au-dessus de nous. Elle fut bientôt suivie d’un salami d’un mètre de long qui la sodomisa. Il me semblait dommage de jeter ce salami encore bon, alors j’ai invité sur scène une belle fille aux cheveux très longs, vêtue d’une robe à la Miss Muffet, à le manger tout. Nous avons joué pendant qu’elle mangeait le salami. Elle a commencé à se plaindre qu’elle ne pouvait pas le finir. Je lui ai dit que c’était bien, que nous le garderions pour elle et qu’elle pourrait retourner manger le reste. Elle l’a fait.
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Suis-tu la musique pop d’aujourd’hui ?
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Qu’est-ce qu’il y a à suivre ? S’il y a quelque chose de sensationnel, ce ne sera pas sur MTV, ce sera Nonne Souljah sur Larry King.
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Pendant une courte période, tu as fait ton propre talk-show sur Financial News Network. Qu’est-ce qui a déclenché cette courte carrière ?
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J’avais été invité au show de Bob Berkowitz pour parler des opportunités commerciales en Union Soviétique, dont je savais quelque chose de mes voyages là-bas. C’était une demi-heure assez amusante. Après ça, Bob m’a demandé de diriger son show pendant qu’il était en vacances.
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Tu as tenté d’inviter le président de la Tchécoslovaquie, Václav Havel, n’est-ce pas ?
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Je connaissais quelqu’un qui avait été musicien de rock & roll et qui, après la révolution, était devenu un membre important du parlement tchèque. Je lui ai demandé s’il pouvait organiser une rencontre avec Havel afin que je pusse l’interviewer pour Financial News Network sur l’économie du Pays. J’ai rencontré Havel et, quand j’ai commencé à lui parler d’économie, il m’a adressé à ses consultants ; j’ai découvert qu’il n’en savait rien. Nous n’avons pas fait l’interview, mais ce fut une rencontre mémorable.
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Pourquoi Havel ?
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Je pense que la Révolution de Velours a été presqu’un miracle. Vu qu’il était comme le point central de tout ça, j’ai pensé qu’il serait la bonne personne à qui parler. Il l’était. Entre autres choses, il m’a dit que Dan Quayle venait le voir. Je lui ai exprimé mon regret. Je lui ai dit que j’étais désolé qu’il ait été forcé d’avoir une conversation avec quelqu’un d’aussi bête. Après un certain temps, cette chose a été portée à l’attention de l’ambassade des États-Unis. Au lieu d’envoyer Quayle, James Baker - qui se rendait à Moscou - dérouta son voyage et passa par Prague.
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Que penses-tu de la division de la Tchécoslovaquie ?
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C’est une grave erreur. Le programme intensif de réformes économiques a contribué à la division du Pays. Le premier ministre Václav Klaus, qui a prôné une réforme économique rapide à la polonaise, jouit d’une bonne réputation auprès les financiers occidentaux parce qu’il parle leur langue. Ça tend à rassurer les supporters occidentaux potentiels, qui ne sont pas à l’aise avec ceux qui veulent avancer pas à pas. Mais il y a des facteurs qui rendent nécessaire d’avancer pas à pas. Désormais, à la tête de la révolution il n’y a plus de noyau intellectuel et le Pays s’est divisé, ce qui est une erreur. Les entités plus petites ont tendance à être moins efficientes ; chaque petit Pays doit réinventer la roue. Ils doivent établir une nouvelle constitution, une législation, une monnaie. Ça se passe dans chacune des petites républiques séparatistes. Le nationalisme donne au peuple une gratification personnelle, mais le prix à payer est le chaos.
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Mais tu es en faveur de gouvernements plus petits et d’un contrôle plus local, n’est-ce pas ?
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Non, parce que ça signifie plus de gouvernements.
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Cependant, les gouvernements plus petits pourraient mieux refléter leurs composantes.
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Ce serait une hypothèse raisonnable si tout fonctionnait correctement. Mais, à mon avis, derrière chaque mouvement séparatiste, il y a un démagogue séparatiste qui établira son propre gouvernement démagogique séparatiste. Les gouvernements de nombreux Pays séparatistes disent maintenant que tu es libre, en théorie, d’être entrepreneur. Eh bien, c’est génial si tu as de l’argent à investir. Mais qui en a ? Les nouveaux entrepreneurs sont les chefs des partis qui étaient là-bas avant. Ceux qui ont été expulsés de leurs bureaux ont fini par acheter des restaurants, des hôtels ou des usines. Les bureaucrates qui étaient dans le coin sont toujours dans le coin et ils ont aussi le droit d’être entrepreneurs. C’est certainement vrai en Russie, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Je ne suis pas encore allé en Pologne.
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Ça t’a-t-il surpris d’avoir des fans au-delà du rideau de fer ?
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Ouais, et beaucoup de gens qui ne m’aimaient pas - comme la police secrète.
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Qu’est-ce que la police secrète avait contre toi ?
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À Prague, on m’a dit que les pires ennemis de l’État communiste tchécoslovaque étaient Jimmy Carter et moi. Un étudiant que j’ai rencontré m’a dit qu’il avait été arrêté et battu par la police secrète. Ils avaient dit qu’ils feraient sortir la musique de Zappa de sa tête par la force.
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Comment les Tchèques connaissaient-ils ta musique ?
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Elle s’était infiltrée là-bas à partir de 1966 ou 1967. Le premier album vraiment populaire chez eux a été « Absolument Libre », celui avec « Gens en plastique » ▲. Quand j’ai été au Ministère de la Culture à Moscou, j’ai rencontré un gars avec une grosse épingle communiste sur la poitrine qui m’a dit qu’à l’école il gagnait sa vie en faisant passer en contrebande mes cassettes de la Yougoslavie.
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Étais-tu collé à ta poste de télévision quand le Mur de Berlin est tombé et que le reste de l’Union Soviétique s’est effondré ?
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Ouais, et j’étais ravi, mais maintenant je suis assez déçu de ce qui s’est passé ensuite. Tu vois, dans cette partie du monde, l’homme moyen est comme l’homme moyen dans n’importe quel autre endroit. Il a les mêmes souhaits. Il veut quelque chose à manger, un toit au-dessus de sa tête. Il ne veut pas avoir froid, il veut faire du sexe, il veut avoir une vie longue et heureuse, raisonnablement exempte de douleur. S’il a un métier ou une profession, il veut pouvoir faire son boulot. Malheureusement, ces personnes normales sont représentées par des sales types, tout comme ici. Mais ils veulent ce que nous voulons. Chez eux, l’homme moyen est tout comme chez nous, Jean Dupont, excepté que sa bière est meilleure.
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Que penses-tu de la réaction américaine aux changements dans l’ancienne Union Soviétique ?
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Elle est décevante. Je l’appellerais réactionnaire.
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Que penses-tu que les États-Unis devraient faire ?
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Si nous pensions vraiment que la pire menace de l’univers était le communisme, après l’avoir vu s’effondrer, n’aurions-nous pas dû faire notre possible pour qu’il ne revienne plus jamais ? Pour s’assurer que les habitants de cette partie du monde aient une chance de participer à quelque chose de mieux et donc ne soient pas tentés de voter à nouveau pour les communistes ? C’est un vrai danger dans ces Pays. Maintenant qu’ils ont des élections libres, tant qu’il y aura toute trace du parti communiste, même s’ils l’appellent d’une autre manière, il est probable qu’il sera voté à nouveau parce que leur économie est en mauvais état. Ils n’auront pas besoin de chars ni d’armes pour reprendre le pouvoir, les urnes leur suffiront.
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Tu avais planifié ton implication dans les affaires avec les Russes. Qu’est-il arrivé à l’entreprise que tu avais fondée à cet effet ?
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Il ne s’est rien passé depuis que je suis tombé malade. L’idée était qu’aux États-Unis, de nombreuses petites et moyennes entreprises souhaiteraient avoir accès en Russie ou dans d’autres Pays à des matières premières, des brevets, des procédés ou d’autres choses dont elles ne connaissent pas l’existence. Un Pays où les échecs se jouent si bien et où l’on peut toujours voir 15 000 personnes écouter quelqu’un lire de la poésie a quelque chose de spécial. Il y a des esprits à l’œuvre là-bas. Je suppose qu’en raison de leurs difficultés financières, ils ont découvert des moyens d’utiliser des cordes, du chewing-gum, des navets retravaillés, peu importe quoi, pour faire des choses d’une manière à laquelle nous n’avions pas pensé. Quelqu’un doit aller fouiner pour découvrir ce qu’il y a là-bas et essayer de mettre ces gens-là en contact avec des investisseurs américains. Ça aiderait les deux Pays. C’est ce que j’allais faire. C’était une meilleure solution que l’émigration massive de scientifiques russes pour trouver des emplois en tant que fabricants des armes pour les Arabes ou les Indiens.
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Parfois tu ressembles à un candidat politique. À quel point ton projet de te présenter pour la présidence était-il sérieux ?
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Je voulais le faire. Il est difficile de mener une campagne électorale quand tu as un cancer et tu ne te sens pas bien.
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Si tu n’étais pas malade, te serais-tu présenté ?
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Ouais. Et c’est dommage. Pendant les élections, nous avons reçu des appels et des lettres. Des escadrons de volontaires nous ont appelés.
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S’il avait participé et gagné, qu’aurait fait le président Zappa ?
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J’aurais commencé par démanteler le gouvernement. Au moins, j’aurais présenté l’idée aux électeurs.
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Ça n’aurait-il pas été trop révolutionnaire ?
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L’idée n’aurait pas eu beaucoup de succès auprès de la caste politique et des employés du gouvernement, mais d’autres auraient pensé que c’était génial. Un point fort est que les impôts fédéraux sur le revenu auraient pu être abolis, ou du moins réduits à un point où les gens auraient encore quelque chose à la fin du mois. En fin de compte, je crois que les gens, dans leur clairvoyante intérêt égoïste, auraient pris en considération de voter pour ça.
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Si tu avais démantelé le gouvernement, tu aurais été au chômage.
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Non, parce que la plupart des gens raisonnables conviendraient que nous avons besoin de routes, par exemple, ainsi que d’eau potable et d’air respirable. Ils se rendent compte qu’il doit y avoir une infrastructure nationale coordonnée et une offense nationale à la mesure des menaces perçues par d’autres Pays.
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Une offense nationale ?
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Je veux dire… eh bien, ce que nous avons maintenant est une offense nationale. Nous devrions avoir une défense nationale.
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Tu avais dit que tu n’es pas pacifiste.
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La nature humaine et la stupidité humaine génèrent souvent de la violence. Quand la violence dégénère en un affrontement international, il faut pouvoir se protéger. D’un autre côté, il est tout simplement stupide de le planifier - comme nous l’avons fait pendant la Guerre Froide - sur la base d’estimations mal gérées par l’intelligence sur les menaces pour notre sécurité nationale. La plupart des estimations par l’intelligence indiquaient que les Soviétiques n’auraient pu pas faire une fichue chose contre nous, mais elles ont été ignorées afin de maintenir les niveaux d’emploi et d’investissement dans le secteur de la défense.
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Penses-tu que nos récentes élections ont été inutiles ?
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Oui, parce que l’Amérique doit être complètement restructurée. Nous devons évaluer chaque institution en termes d’efficacité. Je suis sérieux au sujet de l’abandon du système fédéral.
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Ça pourrait-il jamais arriver ?
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Non à court terme, mais j’aimerais qu’au moins les gens en tiennent compte. Les gens pensent : ça y est, il n’y a pas d’alternative, ça va continuer ainsi pour toujours. Pas nécessairement. L’Union Soviétique n’a pas duré pour toujours. Si l’on veut réformer les choses, ceux qui ont mal fait doivent être virés. Ils doivent retourner chez les magasins de voitures d’occasion d’où ils viennent.
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Et pourtant tu as toujours poussé les autres à voter. Pourquoi s’embêter ?
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Même si tu n’aimes pas les candidats, il y a des problèmes qui affectent ta vie. Les émissions obligataires affectent ton portefeuille. C’est la seule vraie raison de voter. Quant au reste du gouvernement, laissons tomber. Les employés surnuméraires, les redondances, le gaspillage d’énergie et la pseudo-grandeur pompeuse sont au niveau de la science-fiction. Le tout est soutenu par l’univers des talk-shows politiques. CNN est l’une des pires organisations criminelles de la planète. Ils maintiennent la fiction de la valeur théorique des pensées et des paroles de ces êtres inférieurs qui parviennent à devenir membres de la caste.
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Souhaites-tu citer des noms ?
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Avons-nous besoin de voir John Sununu dans les talk-shows ? Ou, sur CNBC, Gordon Liddy ou Oliver North ? Avouons-le : l’un d’eux est un criminel. Quel besoin y a-t-il de nous les présenter comme des commentateurs faisant autorité, pourquoi devrions-nous perdre notre temps à les écouter ? Pourquoi ?
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Que penses-tu qu’il y a derrière tout ça ?
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C’est tout un programme conçu pour changer les comportements et les pensées à l’échelle nationale. Afin de continuer de nous mettre sous le nez ces stupides commentateurs, ça ne les dérange pas de recevoir les attaques de la minorité indignée. Tout ça n’est que de la propagande.
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À quel point est-il planifié ?
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Totalement. C’est ce qu’il reste du département de diplomatie interne que Reagan avait mis en place à l’époque de l’Iran-Contra. L’idée était de contrôler les nouvelles. Depuis ce bureau, un type passait quelques appels et des journalistes étaient virés et les nouvelles étaient changées. Ensuite, il y a eu le contrôle évident des médias que nous avons vu pendant la guerre du Golfe.
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Donc, tu dis que les médias ne sont que des pions ?
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Les médias font partie du système. Tu penses vraiment que les libéraux peuvent y accéder ? Pas moi. Même s’ils étaient Démocrates, rien ne changerait, parce que quelle est la différence entre ces deux classes criminelles ?
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On dirait que tu es cynique comme toujours.
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Il est difficile de ne pas l’être.
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Penses-tu que ça vaut encore la peine de faire du bruit ?
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Le pessimisme et l’instinct naturel de faire du bruit ne s’excluent pas mutuellement. Faire du bruit me vient naturellement. Cependant, je ne suis pas optimiste quant à ce qui arrivera à ce Pays, à moins que des changements radicaux ne soient apportés. Il ne suffira pas de virer quelques mauvais types.
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Tu as été personnellement impliqué dans la politique quand tu as tenté d’empêcher que les maisons de disques soient obligées de marquer les disques, tout comme les films sont classés. Tes adversaires l’ont emporté. Ça a-t-il eu un impact ?
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Un impact terrifiant.
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Comment ? Ne penses-tu pas que les étiquettes d’avertissement aident les ventes ? Les gars veulent du matériel avec de gros mots.
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Mais aux groupes qui signent des contrats d’enregistrement ils disent ce qu’ils peuvent et ce qu’ils ne peuvent pas chanter.
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Ça ne semble pas vrai, on dirait qu’il y a moins de censure maintenant qu’avant. « Fils de pute » est presque indispensable pour rapper des chansons de heavy metal, Axl Rose crie : « Suce ma foutue bite ! » Qu’est-ce qui est censuré ?
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Si nous parlons de quelqu’un qui vend trente millions de disques, la maison de disques n’utilisera pas les ciseaux. Mais les nouveaux groupes qui viennent de signer un contrat n’ont le moindre pouvoir. Ils font ce qu’on leur dit de faire.
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Beaucoup d’artistes de rap ne vendent pas de millions.
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Mais ils sont dans une situation précaire. Avant que Ice-T la retire, Time Warner était prêt à se rendre aux protestations contre ♫ « Tueur de flics ». Tout ne tient qu’à un fil, c’est sur le point d’être reconsidéré. La Loi sur la Protection de l’Enfance est encore plus inquiétante. Elle tient les gens responsables s’ils influencent de quelque façon que ce soit quelqu’un à commettre un crime. Les maisons de disques sont inquiètes.
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Tu ne crois évidemment pas que les chansons puissent amener les gens à tuer, à violer ou à se suicider.
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La plupart des chansons qui existent sont des chansons d’amour. Si les chansons nous influençaient vraiment, nous nous aimerions tous. La violence dans les chansons fonctionne de la même manière que la violence dans les films. Dans « L’Arme Fatale », les gens sont explosés, écrasés et mutilés. Les gens dans le public ne feraient jamais des choses comme ça.
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As-tu été censuré ?
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Non. Je fais ce que j’ai envie de faire, même s’il y a certaines régions socialement arriérées ▶ où mes disques ne circulent pas. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons une vente par correspondance. Il y a cette peur absurde du pouvoir de la musique qui se manifesterait en corrompant la jeunesse américaine. C’est une idiotie. Mais la censure est en fait en train de transformer les États-Unis en un État policier, en ce qui concerne les idées. Il ne s’agit pas d’empêcher les enfants d’apprendre des gros mots. Il s’agit de museler les idées. Ils veulent censurer tout ce qu’ils ne veulent pas affronter, que ce soit du sexe, du racisme ou autre. Une façon de bloquer la dissidence est de museler le rock & roll. Ensuite, les livres et tout le reste. Mais la censure, c’est le communisme. Pourquoi acceptons-nous la répression communiste si partout dans le monde on s’est rendu compte qu’elle ne fonctionne pas ? Ceux qui veulent la censure ne se soucient pas de sauver nos fils. Ils ne se soucient que d’une chose : être réélus. Avouons-le, mes amis : les politiciens aux États-Unis sont la lie de l’humanité. Nous devrions les poursuivre un par un parce qu’ils sont des vauriens. Les lois qu’ils adoptent sont en train de transformer progressivement les États-Unis en un État policier. Depuis que nous avons élu Reagan et Bush, la mentalité est que le peuple des États-Unis doit être soumis par la loi.
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L’industrie du disque a-t-elle suffisamment combattu le marquage ?
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Les maisons de disques ne s’intéressent qu’à une seule chose, c’est-à-dire faire du profit. Si « Tueur de flics » vend des millions de disques, ils en sont contents. Ils ne sont pas contents quand les fonds de pension des policiers vendent leurs actions de Time Warner et que les gens boycottent le magazine Time.
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Ça a dû être bizarre pour toi quand Al Gore a été nommé vice-président.
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Ils y ont vu un bon moyen de contrebalancer l’absurdité des valeurs familiales de Dan Quayle. Mais pourquoi faudrait-il contrebalancer Dan Quayle ?
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Bien sûr qu’ils ne se souciaient pas de ton vote - ou du vote de ceux préoccupés par la campagne de Tipper pour le marquage.
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Pas nécessairement. Au fond de leur cœur, ces politiciens pensent qu’ils sont vraiment des stratèges astucieux. Ils pensaient que, grâce à Tipper, les journaux publieront quelques articles sur eux. Pour eux, tout n’était que de la publicité gratuite.
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Ta chanson « Problèmes chaque jour » ▲ sur les émeutes de Watts aurait pu être écrite sur les émeutes les plus récentes à Los Angeles.
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La seule partie qui ne serait pas pertinente est celle de la femme qui avait été mitraillée parce qu’elle passait au feu rouge.
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Que faisais-tu pendant les émeutes ?
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Je les ai enregistrés du début à la fin, tout en zappant les canaux. Je les ai prises sous tous les angles possibles, des choses incroyables, des choses qui n’ont pas été rapportées à l’échelle nationale.
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Par exemple ?
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Des tournages d’un groupe de soldats dans une caserne du Comté d’Orange portant des combinaisons à gaz neurotoxiques de la Tempête du Désert. Donc, soit les gangs Crips and Bloods avaient du gaz neurotoxique, soit il y avait des plans pour réprimer sévèrement les émeutiers.
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Qu’as-tu fait de ces enregistrements ?
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Quand je me suis produit en Allemagne, il y avait des écrans dans le bar qui montraient pendant l’entracte le meilleur du divertissement culturel américain. D’un côté, des émeutes tout le temps. Sur un autre, des télévangélistes tout le temps. Sur un autre, la chaîne C-SPAN. Sur un autre, la Tempête du Désert. En buvant ta bière légère, tu pouvais regarder le meilleur des médias américains.
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Tu as dit que tu as été incapable de faire certaines des choses que tu voulais faire - y compris la campagne présidentielle - en raison de ta maladie. De quelle autre manière le cancer a-t-il affecté ta vie ?
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Au moment où quelqu’un te diagnostique un cancer, ta vie change radicalement, que tu le battes ou non. C’est comme si tu avais une foutue marque sur toi. Pour les professionnels médicaux américains, tu n’es que de la chair. Il complique ta vie parce qu’en plus de penser à tes corvées, tu dois te battre pour ta vie chaque jour. Faire de la musique est déjà compliqué, mais penser à faire des choses qui impliquent des voyages et d’autres types de stress physique, ce serait trop. En plus, quel que soient les médicaments que tu prends, ils t’assomment.
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Prends-tu des médicaments pendant cette période ?
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J’ai pris près de vingt kilos parce que les médicaments que je prends me remplissent d’eau. Je suis un ballon ambulant. Tu ne peux pas prendre une Advil ou une Nuprin comme si de rien n’était. C’est une foutue bataille.
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Peux-tu voyager ou dois-tu rester proche de tes médecins ?
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Eh bien, tu dois faire des contrôles périodiques, tous les deux mois. Tu préfères rester près d’un médecin en qui tu as confiance. Tu ne voudrais pas aller dans un hôpital russe. Ils te tueraient en un rien de temps. L’un de mes amis a eu un accident de voiture en Russie, et a été amené à l’hôpital. Ils n’avaient ni anesthésiques ni seringues jetables. Pendant que le médecin soignait sa jambe, sans anesthésie, il lui a dit : « Personne n’est jamais mort de douleur ».
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Depuis combien de temps tu sais que tu as un cancer ?
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Je l’ai découvert au printemps 1990.
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Était-ce totalement inattendue ?
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Je me sentais mal depuis quelques années, mais personne ne l’avait diagnostiqué. Ensuite, je suis tombé vraiment malade et j’ai dû aller à l’hôpital en urgence. Pendant que j’étais là-bas, ils ont fait des analyses et ont découvert qu’il était là depuis huit, dix ans, grandissant sans être remarqué par aucun de mes anciens médecins. Quand ils l’ont découvert, il n’était plus opérable.
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Que penses-tu des autres traitements ?
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J’ai eu une radiothérapie qui m’a bien assommé. Ils auraient dû faire douze séances, mais quand je suis arrivé à la onzième, j’étais tellement faible que j’ai dit que je ne pouvais pas retourner.
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Étaient-ils utiles ?
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Je ne veux pas entrer dans tous les détails scabreux de ce qui m’est arrivé, mais je vais les résumer. Au moment où je suis entré à l’hôpital, le cancer avait tellement grandi que je ne pouvais plus pisser. Ils ont dû percer un trou dans ma vessie pour survivre. J’ai passé plus d’un an avec un tube sortant de ma vessie et une poche attachée à ma jambe. Ça t’empêche de voyager. Grâce à la radiothérapie, la tumeur a rétréci au point que j’ai pu me débarrasser de la poche et recommencer à pisser, mais ça a eu des effets secondaires négatifs. Je ne veux pas en parler. Ce n’est pas une partie de plaisir.
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On dirait que tu peux toujours faire plein de choses auxquelles tu tiens, au moins composer.
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Certains jours, je peux en faire plus que d’autres jours. Une partie du problème est que certains jours, ça fait mal de rester assis, et ce travail se fait assis devant l’ordinateur. J’avais l’habitude de travailler seize, dix-huit heures par jour, de me lever de ma chaise, d’aller dormir, de retourner au travail, et tout allait bien. Mais certains jours, je ne peux pas travailler du tout. Certains jours, je peux travailler deux heures. Certains jours, je peux travailler dix heures.
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Comment ça affecte-t-il ta vie de famille ?
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Eh bien, ce n’est pas un secret ici chez nous. Ils sont très gentils avec moi. Ils s’occupent de moi.
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Émotionnellement, sont-ils comme des montagnes russes pour toi ?
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L’aspect émotionnel est plus influencé par les médicaments que par l’idée d’être malade. Que peut-on faire ? Les gens tombent malades. Parfois ils parviennent à guérir et parfois non. Mais les substances chimiques qu’ils te donnent pour te guérir laissent des traces. Il y a deux semaines, je me suis retrouvé à l’hôpital pendant trois jours, bourré de morphine. C’était une expérience que je ne veux certainement pas répéter. Quand je suis sorti, il m’a fallu près de dix jours pour éliminer de mon corps les résidus de tous les médicaments qu’ils m’avaient administrés.
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À un moment donné, tu ne comprends plus ce qui te rend faible, que ce soient les médicaments ou la maladie.
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Ça te chamboule vraiment. Il est difficile, si tu es à la tête d’une entreprise, même une petite entreprise comme la mienne, et que tu dois prendre des décisions tous les jours sans pouvoir faire confiance à tes décisions parce que tu ne sais pas ce qui se passe chimiquement. Il est aussi difficile de ne pas savoir comment tu te sentiras le lendemain. La seule raison pour laquelle j’ai accepté de faire cette interview aujourd’hui, c’est parce que je pensais être assez lucide pour avoir une conversation. C’est débilitant. Il est très difficile si tu ne peux pas faire confiance à tes propres décisions. Quand tu écris de la musique, chaque note que tu écris nécessite une décision.
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Nous parlons depuis des heures et pourtant tu n’as pas l’air fatigué.
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Tu m’as eu dans un bon jour. Je veux dire, demain je pourrais rester au lit sur le dos. Tu dois donc faire très attention à la façon dont tu utilises ton temps. Certaines choses prennent beaucoup de temps, et le temps passé à les faire est productif. D’autres choses prennent du temps et c’est comme être pris en otage. J’ai une faible tolérance à les pertes de temps. J’essaye de ne pas être irritable, mais c’est ma principale préoccupation. J’essaye de vivre ma vie de la même manière que je la vivais avant, sans me livrer à aucune des choses qui me feraient perdre mon temps.
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Quelqu’un arrêterait de travailler et irait vivre sur une plage.
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Pas moi. Je suis moins disposé à voyager, moins disposé à quitter la maison pour quelque raison que ce soit, simplement parce que j’aime ma vie ici à la maison et j’aime ma famille.
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Comment ça affecte-t-il la musique que tu écris en ce moment ?
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Je ne pense pas que ça l’affecte à présent, même si l’a fait pendant un certain temps. Il est tellement inconfortable de travailler que tu pourrais être tenté de dire que quelque chose est achevé même quand ce n’est pas le cas. Tu ne peux pas supporter physiquement de continuer d’y travailler. Pendant une période, j’ai travaillé sur des pièces et je les ai terminées prématurément. Comme elles n’étaient pas encore sorties, quand j’ai commencé lentement à me sentir mieux, je me suis remis à y travailler pour m’assurer que le niveau de professionnalisme était maintenu.
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Mais ça n’a-t-il pas influencé l’humeur de ta musique ?
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Non, je n’ai pas commencé à écrire de la musique triste. Le temps est la chose importante. Le temps c’est tout. Comment passer le temps. Nous voulons tous faire quelque chose avec notre esprit. Les choix sont l’une des principales préoccupations des gens. Ceux qui trouvent les solutions les plus simples, comme la bière et le football, sont peut-être plus heureux si leur vie a une seule, petite dimension. Mais la plupart des gens, une fois qu’ils atteignent un certain niveau de gratification dans l’utilisation de leur temps, ne vont pas au-delà. Ils savent déjà à quel point ils se sentiront bien quand le match commencera et qu’ils auront leur bière à la main. Ils ne veulent rien savoir d’autre. Ils construisent une vie autour de ça. Depuis que j’ai un cancer, rien n’a changé pour moi par rapport à avant. Je dois regarder bien au-delà du match de football et de la canette de bière. Après être arrivé là-bas et m’être délecté sur cette limite ▶, j’ai l’impression que je pourrais aussi bien ramener quelques artefacts, au cas où quelqu’un d’autre serait intéressé. C’est ce que je fais. Je reviens et je dis : « Voilà. C’est ce qui s’est passé après le match ».
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