Evergreen Review - août 1970

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Les adolescents et le rock dans les années 50

 


Tous les adolescents sont au courant des tendances et suivent les leaders. Une certaine image idéale se propagera donc habituellement dans toute une école. Au cours des années 50, j’ai fréquenté quatre lycées différents. Bien qu’ils se trouvent tous dans la Californie du Sud, ils avaient l’air distinctement différents. Je suis allé, par ordre chronologique, au Lycée de Claremont, au Lycée Grossmont à El Cajon près de San Diego, au Lycée Mission Bay à San Diego et au Lycée Antelope Valley à Lancaster, où j’ai obtenu mon diplôme.
Claremont est mignon. Il est vert. Il y a des vieilles dames qui se promènent sur des fauteuils électriques. Les garçons ne sont pas extravertis, ils veulent obtenir leur diplôme et entrer aux universités voisines. Quand je suis arrivé là-bas, ils se préparaient à cet effet en portant toujours des California Ivy ou des sacs à dos Buckle.
Au Lycée Grossmont, les seules choses dont les garçons pouvaient être fiers étaient leur grand corps étudiant et le fait que leur fanfare était très stylée. Non seulement les Blancs de la classe moyenne et moyenne-supérieure allaient au Grossmont, mais ceux qu’y allaient portaient des sacs à dos Buckle, quoique pas si rigoureusement qu’à Claremont. Ils voulaient aller à l’Université San Diego State parce qu’ils pensaient qu’elle était animée, ou à la Tempe, Arizona, parce qu’ils avaient entendu dire que c’était une fac de fêtards. Leur image extérieure était propre. Ils n’arrivaient pas en classe ivres ; ils réservaient les cuites pour les week-ends. Mission Bay était différent.
Tout d’abord, c’était dans un quartier de passage ; beaucoup de pères des gars travaillaient dans la marine. C’était sans aucun doute une zone de délinquance juvénile. Les garçons portaient des vestes en cuir et beaucoup, beaucoup de brillantine. Ils portaient un couteau et une chaîne. S’ils étaient très mauvais, fixaient des lames de rasoir sur le bout de leurs chaussures pour donner des coups de pied. De plus, en fixant des filetages métalliques sous les semelles, ils s’assuraient que le linoléum du sol de l’école était rayé. Si tu ne faisais pas l’une de ces choses, (1) tu n’avais aucune relation sexuelle et (2) tu probablement étais passé à tabac.
Et comme dans le film « Graine de Violence », même les professeurs n’étaient pas en sécurité. En fait, pendant que j’étais au Mission Bay, il y a eu un gros scandale à San Diego parce que dans les lycées de la ville, les professeurs étaient menacés avec des couteaux et d’autres armes s’ils ne donnaient pas aux garçons l’argent qu’ils demandaient. Un garçon s’approchait d’un professeur dans le couloir et lui disait : « Donne-moi dix sous ». Si le professeur ne les lui donnait pas, il était battu. Quelque temps plus tard, les journaux ont publié la nouvelle que la police avait infiltré des agents sous couverture pour espionner les garçons et que ces agents avaient recueilli beaucoup d’informations. Cela a fâché les garçons et, en représailles, la violence s’est intensifiée. Les gars étaient fiers de la violence dans leurs écoles. Ils ne voulaient pas d’écoles pour les niais. Ils voulaient d’écoles pour les durs à cuire.
Et bien que tous les gangs détestassent ce qu’on appelle maintenant l’Ordre Établi, chacun d’entre eux avait son propre style et détestait presqu’autant tous les autres gangs. Chacun des gangs les plus puissants d’une école détestait les gangs les plus puissants des écoles voisines ; la haine était viscérale. Les gangs en bottes de motards ne s’entendaient pas bien avec les gangs avec des pantalons stretch et des chaussures à bout carré, et ils ne s’entendaient pas avec les gangs avec des chaussures à bout carré, des pantalons kaki et des chemises Sir Guy. Les Mexicains détestaient les Nègres. Les Nègres détestaient les Mexicains. Les deux détestaient les Blancs, qui leur rendaient la haine.
Dans un épisode fameux, plusieurs gangs de Watts, après avoir temporairement uni leurs forces, sont arrivés dans une file de voitures pour dévaster une zone de San Diego connue sous le nom de Logan Heights. Les gangs de Logan Heights se sont ralliés dans un effort concerté et ils leur ont cassé la gueule. Cela n’a même pas figuré dans le journal de l’école, mais tous les garçons le savaient. C’était leur victoire.
Mes parents ne m’ont pas permis d’avoir une voiture (je n’en ai pas eu une avant mes vingt-trois ans) et personne ne m’emmenait avec lui parce que j’étais mal vu. J’ai donc raté les vraies méga bagarres. Mais j’en ai entendu parler dans les vestiaires, j’ai donc une assez bonne idée de ce qu’est la mystique de l’affrontement physique.
Bien sûr que la plupart de ces impulsions ont maintenant été sublimées dans le ‘frappe-les-avec-l’amour’, qui cache beaucoup d’hostilité. Au fond, ils savent que c’est un bobard. Ils ne peuvent pas croire toutes ces merveilles des Enfants de Fleurs, puisqu’ils ne fonctionnent pas pour eux. Les drogues sont en grande partie responsables de cette sublimation - ils se défoncent trop pour avoir la moindre énergie sexuelle, encore moins pour faire des bagarres, qui au début étaient les succédanés du sexe. Ce changement est évident dans les paroles de la musique pop d’aujourd’hui, où les sensations associées à la consommation de certains produits chimiques sont mélangées, confondues, déformées et parfois ont complètement remplacé les sensations / émotions du sexe / de l’amour des années précédentes. Décharges et clignotements au lieu de sentiments et vertiges, diamants et rubis au lieu de bras vides et cœurs brisés.
J’ai joué des danses et j’ai aussi donné des conférences dans deux lycées, et ces garçons-là sont plongés dans une culture de la drogue, une mystique de la drogue. Ils ont une toute nouvelle catégorie de modes. Les marques distinctives d’aujourd’hui sont des bracelets en cuir, des perles de verre, des plumes, des vêtements bizarres et des cheveux longs, des chemises en tissu madras, des coupes de cheveux militaires et des mocassins avec des pennies dessus. Indépendamment de la façon dont ils s’habillent, la plupart des garçons aux États-Unis continuent à penser comme leurs parents en adoptant, sous différentes formes, leurs vieux préjugés et leurs sottises, et en les adaptant à leur propre niveau. Bien sûr qu’il y a eu certains changements substantiels dans la mentalité de quelqu’un, mais pas encore assez.
Beaucoup de choses semblent être changées plus qu’elles ne l’ont fait réellement. Par exemple, toutes ces fugues de la maison. Aujourd’hui, si un garçon fugue de la maison et vit dans la rue, il peut toujours rejoindre des hippies - un groupe qui l’accueillera. Dans les années 50, personne ne fuguait de la maison. On quittait la maison quand on était adulte et l’on devait combattre le monde. À cette époque-là, si un garçon était dans la rue, c’était principalement pour participer à une bagarre de gangs. Il est facile de surestimer l’indépendance des garçons vis-à-vis de leurs parents, mais ils n’ont fait que les remplacer.
L’underground est aujourd’hui largement couvert par la presse ; il ne l’était pas du tout dans les années 50. Elvis Presley était le personnage le plus connu et, dans mon cercle d’amis, il était particulièrement apprécié par les filles et les garçons les plus jeunes. Mais à San Diego, qui est une ville fertile pour le blues, de nombreux garçons préféraient Howlin’ Wolf et B.B. King. Leur musique était plus forte et les garçons en étaient stimulés. En outre, le blues est souvent particulièrement populaire auprès de ceux qui se sentent aliénés et opprimés, quelle que soit leur niveau d’instruction et économique. Les fans de blues que je connaissais à l’époque, ceux qui portaient des vestes en cuir, étaient certainement comme ça. Ils se sentaient opprimés par tout, et ce sont eux qui ont développé tout l’argot des jeunes. Rien n’est venu de ceux en chemises madras, qui ont seulement hérité et adopté, probablement de leurs frères et sœurs aînés, certaines expressions des collèges.
L’argot vraiment graveleux est venu des garçons qui se sentaient si menacés qu’ils feraient n’importe quoi pour avoir l’air de durs à cuire, même s’ils n’avaient pas la chance d’agir comme de durs à cuire. Et la raison pour laquelle il s’est développé est très similaire à la raison pour laquelle les esclaves du Sud ont développé leur façon de parler - pour se moquer de leurs patrons, pour les faire se sentir supérieurs, uniques. Il en va de même avec l’habillement et les coupes de cheveux. Certains de ces mecs de cette époque-là sont toujours en circulation. À Los Angeles Est, les mecs dans la trentaine qui portent toujours des coiffures en queue de canard et des pantalons stretch sont appelés « veteranos ». En fait, la plupart des gangs que je connaissais étaient mexicains et beaucoup d’entre eux - les pachucos - s’habillent et pensent de la même manière encore aujourd’hui. Beaucoup d’entre eux ont épousé leurs anciennes copines et travaillent dans des garages.
Tout personnage aliéné est devenu une idole potentielle. Cela pouvait prendre des tours inattendus. Il y avait beaucoup d’identification avec James Dean, mais il y avait aussi beaucoup d’identification avec « J’étais un Loup-Garou Adolescent ». Dans ce film, un médecin maléfique transforme un adolescent en loup-garou. De toute évidence, l’adolescent est aliéné et le médecin, en tant qu’adulte, est à blâmer. Cette chose arrive tout le temps. Les publicistes sur la Madison Avenue injectent constamment aux gens des envies d’achats qui les transforment en consommateurs dérangés. Les garçons avec lesquels je sortais étaient fous de monstres et d’horreurs de toutes sortes. Et si je faisais un dessin, vous pouvez être sûr que c’était un monstre. Ces choses-là nous faisaient beaucoup rire - c’est pourquoi nous les aimions - pour que nous puissions nous convaincre qu’ils ne nous faisaient pas peur, que rien ne nous faisait peur. Je ne supportais aucun autre genre de films. J’ai vu des choses comme « La Femme Guêpe », « La Bête de la Caverne Hantée » et (super !) « L’Attaque de la Musaraigne Tueuse ».
Dans « Le Vampire de New York », un mec avec des lunettes panoramiques sort une chose d’un tube. On dirait un bouquet allongé de laitue fanée. Il la pose sur une table et elle commence aussitôt à se gonfler. Puis elle se lève et glisse par la fenêtre, jusqu’au moment où plane dans la fenêtre d’un autre type. Elle s’approche de lui, tournoie au-dessus de lui, puis tombe - ploc - autour de sa tête et, en se serrant, le mord. C’est génial ! Le sang commence à couler de son t-shirt blanc et il va « Argh ! ». Je l’ai vu trois fois et après avoir appris à reconnaître le point où cette chose l’aurait attrapé, je m’asseyais derrière un garçon tapageur et, juste à ce moment précis, j’attrapais sa gorge et ensuite je me rasseyais immédiatement. Panique !

Dans chaque ville, parmi les cinémas du quartier, il y en avait un où tous les adolescents allaient. Il était comparable à un Fillmore des années 50 ou l’un de vos souterrains psychédéliques du coin d’aujourd’hui. Personne ne se souciait vraiment de ce qui était projeté. C’était juste un endroit sombre où les garçons allaient pour rencontrer quelques filles à draguer plus tard, sinon juste là. Il y avait un cinéma à Lancaster où, en regardant les sièges, d’abord on aurait vu une tête ici, une autre là, tout normal, mais ensuite on aurait vu bouger un tas de capes ou de vêtements, ensuite un autre et un autre encore. Et l’on aurait remarqué aussi tous ces corps-là coincés contre les murs dans des positions bizarres - Kama Sutra position 375 avec une jambe levée - et le monstre apparaissant à l’écran. C’était génial !
Mon intérêt pour les monstres s’est étendu, comme celui de nombreux autres garçons, aux bandes dessinées. Bandes dessinées d’horreur. Toutes les choses publiées par EC - « La Chapelle de l’Horreur », « Les Contes de la Crypte », ce genre-là. Mad aussi était géniale, sympathique par un certain côté lunatique et un certain type d’humour. Quand les filles feuilletaient ces bandes dessinées, allaient « Iii ! ». Et certaines de ces choses-là étaient un peu osées. Je me souviens d’un dessin de Plastic Man où un mec se mouchait dans le bord de sa veste, avec le mot « snork » dessus. Du lourd, en ce temps-là, pour les enfants.
À l’époque où j’étais au lycée, cependant, les bandes dessinées étaient assez à l’eau de rose et sont restées ainsi jusqu’au moment où Marvel est sortie. À ce moment-là, je pouvais les lire. Et je n’allais au cinéma que deux fois par mois. Ma vraie vie sociale tournait autour les disques et le groupe dans lequel je jouais. Il n’y avait pas beaucoup d’emplois pour nous. Nous prenions un travail tous les deux mois, peut-être, pour une danse d’ados, mais je passais la plupart de mon temps dans ma chambre à écouter des disques. Ce sont les disques - pas la télé, que je ne regardais pas - qui m’ont endoctriné. Je les écoutais encore et encore. Ceux que je ne pouvais pas acheter, je les volais, et ceux que je ne pouvais pas voler, je l’empruntais, mais d’une manière ou d’une autre, je me les procurais. Je suis arrivé à avoir environ six cents disques 45 tours et je jure que je connaissais le titre, le groupe et le label de chacun d’entre eux. Nous nous faisions des quiz l’un l’autre. Nous aimions les disques avec des guitares. Si tu te souviens, au début du rock, l’instrument principal était le saxophone. Il était très phallique. Il y avait un mec, Joe Houston, qui faisait un numéro où vers la fin il se penchait en arrière tout en cancanant une note stridente. Maintenant que l’instrument prédominant est devenu la guitare, elle a été repensée pour paraître moins féminine et plus phallique - plus plate, avec un cou plus long et plus étroit. La partie visuelle de la musique, la manière elle-même de jouer, est en train de subir des développements très intéressants.
Pour ce qui concerne nos goûts en matière de chanteurs, ma clique n’écoutait aucun rock des Blancs. C’était toujours plus terne que celui des Noirs, et la plupart n’en étaient que des imitations maladroites. Mais j’ai eu ensuite la chance d’avoir à disposition du rock noir, puisque le goût musical d’une communauté non seulement influence, mais est à son tour influencé par ce qui est disponible au moment. Par exemple, dans le magasin de disques principal de Claremont, il n’y avait que de la musique Dixieland et de détente. Beaucoup de gens n’avaient même pas entendu parler de musiciens comme Muddy Waters. Dans les années 50, le phénomène du blues était une vraie rareté.
Une déclaration sur la musique pop parue dans un article de journal, qui affirmait à quel point il avait été bien de se sortir enfin des mièvreries puériles des années 50, a donc probablement été écrite par quelqu’un qui n’a jamais écouté aucune des grands morceaux rhythm & blues de cette décennie. Il n’a probablement écouté que du matériel de labels faciles d’accès comme Liberty, Dot et, peut-être, Capitol. Et même si à l’époque tu appréciais le rhythm & blues, il y avait toujours une autre couche sous les disques accessibles de rhythm & blues. Si tu connaissais et aimais le rhythm & blues, alors connaissais Little Willie John et Hank Ballard pour le label King. Une fois trouvé le bon magasin, ils étaient aussi faciles à trouver que Pat Boone l’était pour Dot à travers l’Amérique. Mais certaines des meilleures choses de cette époque-là n’ont jamais été rééditées. Ce serait une recherche monumentale de lister toutes les petites publications de cette période-là. Des labels se formaient partout. Par exemple, il y avait un label en Arizona qui publiait sous le nom de Bat Records. Peut-être qu’ils n’ont sorti qu’un seul disque, peut-être des centaines. Il était si petit, qui sait. Pour des disques pareils, on devait vraiment avoir du mal en cherchant partout des magasins vendant des disques d’occasion des jukebox du Sud. Si tu fais une telle recherche, tu pourras rencontrer quelqu’un comme Roy Tan.

En 1956, j’ai trouvé le seul disque que j’ai jamais vu de ce Roy Tan. Il s’appelait « Je n’aime pas ça » et c’était pour le label Tan. Hmmm. Il faisait comme ça :

Tu prends ton pied avec ma chérie

Et moi, je n’aime pas ça

Mon vieux, cesse

Sinon je te martèlerai la boule si basse

Que, avouons-le, tu auras l’air très rigolo

En déboutonnant ton col juste pour dire quelques mots

Arrête donc de prendre ton pied avec ma chérie, je n’aime pas ça

Mon vieux, tire-toi

L’autre côté commence comme ça :

Roy Tan : Ah, toi, poulette tendre. Ma fille, Comment tu t’appelles ?

Fille : Je m’appelle Isabella et je vais à une fête. Je ne peux pas parler avec toi maintenant.

Puis Roy se met à chanter :

Isabella, Isabella

Pourquoi ne me dis-tu pas où aura lieu la fête ?

Ne me traite pas comme un étranger

Et ne me laisse pas comme le Ranger

Tout seul

Dans ma poche, j’ai un dollar

Et je veux m’en servir

Tu ne comprends pas ?

Mince, ils racontaient de bonnes choses à cette époque-là, pour de vrai. En comparaison, « Tutti frutti » chantée par Pat Boone semble tout à fait ridicule.

Un autre grand label, en plus de Tan, était Dootone, celui qui a lancé pour la première fois « Ange sur Terre » des Penguins, mais ils avaient beaucoup d’autres choses géniales comme « L’amour te rendra fou », qui avait une danse sur l’autre face - « Ookey ook ». Ensuite, il y avait « Elle aime le mambo », qui contenait un drôle de verset sur la façon dont leurs radios étaient baissées pour que personne ne puisse les voir pendant qu’ils s’envoyaient en l’air. Comme si la radio contrôlait les lumières de la chambre.

L’une des chansons les plus étranges, sinon la plus étrange de tous les temps, est sortie sur la face B de « Gouttes de larmes » de Lee Andrews & The Hearts. « Gouttes de larmes », une chanson d’amour, était le tube et donc « La fille autour du coin » a été laissée pour compte, mais elle est géniale. Elle a les paroles les plus abstraites que j’aie jamais écoutées, hautement stylisées. C’est à propos d’une fille nommée Buddha Macrae et d’un garçon nommé Butchie Stover qui « fait l’amour comme un Casanova ». Il raconte d’une poulette du coin et à quel point elle est exceptionnelle, et il y réussit, pendant que dans le fond quelqu’un continue à répéter « Boum boum di-ratcha ». Je ne peux la comprendre toujours pas, elle est folle. Et si parfois j’avais rencontré cette poulette-là Buddha Macrae, je… je suppose que je n’aurais pas pu résister.

Avec des amis, quand ils viennent me voir, nous passons en revue mes 45 tours trois ou quatre fois par mois jusqu’à ce qu’ils nous sortent par les oreilles. C’est comme une machine à remonter le temps ; elle me ramène au lycée. Je peux presque sentir l’odeur de ce qui bouillait dans la marmite dans la cuisine quand je les ai écoutés pour la première fois. Et dans l’album « Ruben & The Jets », j’ai sciemment pris tous ces morceaux incontournables - « Noctambule » et « Tarte aux cerises » - tous, et je les ai recombinés pour créer mes chansons. J’ai même mélangé des parties de « Sacre du printemps » de Stravinsky avec le style harmonique des Moonglows. J’ai aussi pris certains de leurs meilleurs couplets.
Les paroles d’amour étaient parmi les meilleures choses du vieux rhythm & blues. Si l’on écoute superficiellement les paroles, on pourra penser qu’ils parlent de « amour à l’ancienne » - tenir sa main, l’embrasser, lui demander de sortir - mais ce n’est pas le cas. Ils parlent de tirer un coup. Le début de la révolution sexuelle est relaté en chansons et histoires sur ces vieux tubes. En outre, si l’on prend toutes ces chansons-là avec des progressions I-VI-IV-V (il y en aura eu des milliers) :

DAA DA-DA-DA

DAA DA-DA-DA

DAA DA-DA-DA

DAA

et si l’on les charge toutes dans un ordinateur, un code moral social très précis ressortira pour les garçons de cette époque-là. C’est la meilleure histoire qui soit parce qu’il y a tout là-dedans : préjugés, croyances, doutes, coutumes sociales - tout.

En comparant la principale célébrité de cette époque-là, Elvis Presley, avec les superstars d’aujourd’hui, les Beatles, on dirait qu’il y a eu des changements intéressants dans la façon dont le public choisit ses idoles. À mon avis, Ralph Gleason a raison de définir les Beatles comme une projection idéale des personnalités des auditeurs et Presley comme un phénomène intrinsèquement sexuel. Quand il est apparu, Presley n’avait pas une nouvelle image. Il existait déjà parmi les masses et il était facile de s’y identifier. Mais les Beatles ont créé une image complètement nouvelle qui était étrangère en Amérique, sans jeu de mots. L’impact de Presley, comme il bougeait son corps et chantait, était si sexuel qu’il était trop dangereux pour les fils à papa de l’époque, et alors a dû chanter des chansons qui inversaient les rôles sexuels, le rendant soumis, dans des chansons comme « Aime-moi tendrement » ou « N’importe quelle manière tu veux que je sois ». Puis vinrent les Beatles, qui semblaient si mignons et inoffensifs qu’ils pouvaient chanter des chansons dans un rôle masculin dominant. Leurs insinuations sexuelles verbales étaient subtiles, et ils s’en sont tirés.
Puis vinrent les cheveux longs. Au début de la Beatlemania, un garçon aux cheveux longs avait environ trois cents pour cent de chances de plus de tirer un coup qu’un garçon aux cheveux courts (les poulettes étant si bêtes qu’elles supposent automatiquement : « C’est une pop star britannique ou il fait partie d’un groupe ou un truc comme ça »). Mais quels que soient leurs fantasmes, elles étaient sûres qu’il était beaucoup plus mignon que le garçon au coin à la tignasse brillantinée. Cette imposition de mode par les filles sur les hommes, ce pouvoir, a été une composante très importante de la Beatlemania. Donc, si tu étais un homme en chemises de madras, tu pouvais sans risque te faire pousser - un petit peu - les cheveux et devenir un Beatle ersatz et tirer un coup. Puis, quand les Rolling Stones sont sortis, et il y avait toutes ces photos-là de Bill Wyman avec ses longs cheveux noirs en bataille, la modélisation des hippies a en fait commencé. Si tu étais un motard pervers, maintenant tu pouvais te faire pousser les cheveux encore plus longs, porter des vêtements encore plus sales et agir sans devoir avoir l’air moderne ou mignon. Il y avait un cliché pour toi aussi.
Pendant la Beatlemania, à un moment donné, les garçons ont commencé à singer l’accent anglais pour jeter de la poudre aux yeux des poulettes. Bien sûr que, après être allés si loin, l’étape suivante pour avoir plus de charme a été de rassembler des groupes comme les Beatles. « On y va et l’on pourra jouer au bal ». Ils ont donc commencé à apprendre, à partir de zéro, à jouer comme les Beatles. Quelqu’un en a eu marre de les imiter et, par pur hasard, a commencé à jouer de la musique écrite par lui-même. Mais la plupart ont eu du mal à abandonner leur image imitative, même s’ils le voulaient, considérant qu’il y aura toujours un propriétaire idiot de brasserie qui voudra un groupe de Beatles ou de Rolling Stones et qui paiera pour l’avoir. Même aux cuites de groupe, si tu ne ressembles pas à Jimi Hendrix ou Eric Clapton, ils ne te font même pas jouer. Les garçons sont aussi obtus que les filles. À vrai dire, certaines filles se sont améliorées. En fait, la principale différence entre cette époque-là et celle-ci est qu’environ dix pour cent des filles sont moins empotées. Considérez ceci : dans les années 50, pour se faire une réputation, une fille devait porter une robe d’où ressortaient tous ces jupons amidonnés, déjeuner sur la pelouse devant l’école et être une pom-pom girl. Elle devait être « super mignonne » et sublimer ses pulsions sexuelles dans l’esprit scolaire, le conseil étudiant, l’église ou ailleurs.

Aujourd’hui, pour se faire une réputation, une fille doit se taper une rock star. Je trouve que c’est une nette amélioration .


Texte en anglais depuis le site Zappa Books.